CHAPITRE IX

Orbret poussa son cheval en direction du bosquet d'où l'un des éclaireurs lui avait fait signe.

— Alors ? s'écria-t-il.

— La voie semble libre, seigneur, répondit le guerrier.

Orbret scruta du regard la pente herbeuse qui s'étendait devant lui. La route serpentait à flanc de colline vers une vallée dont il distinguait mal les détails, dans la brume qui était née avec le jour. Pendant un long moment, le jeune homme savoura en silence le calme bucolique du panorama. Les bois et les prairies, le ruisseau, les vignes en contrebas, tout évoquait la paix. Pourtant, l'ennemi pouvait se cacher dans ce brouillard, derrière ces haies ou dans ces sombres taillis. C'était sa tâche à lui, Orbret Afeytah, de veiller à ce que la troupe ne tombe pas dans une embuscade.

Cela faisait maintenant trois jours qu'on avait passé la porte marquant la frontière entre le fief de Wiolan Hazuka et la province voisine. Prise par surprise, la petite garnison défendant le fortin avait été anéantie en quelques minutes. Tous les guerriers du seigneur Makoto Tom'taï étaient morts les armes à la main – au grand déplaisir d'Akhebo, qui aurait bien voulu faire quelques prisonniers et les exécuter avec raffinement pour entretenir le moral des soldats.

La progression des trois cents fantassins, cent cavaliers et de leurs officiers n'était pas facile. Le chemin suivi était étroit, escarpé, les cailloux roulaient sous les sandales et les sabots des chevaux. Il y avait même eu plusieurs chutes mortelles lors du passage de défilés particulièrement étroits, et deux chariots de ravitaillement s'étaient abîmés dans un torrent.

— Il y a un village à une lieue, reprit l'éclaireur. Mais on ne peut le voir d'ici.

— Ses habitants ?

— Ils ne se doutent pas de notre approche.

— Des soldats ?

— Non. Rien que des paysans.

Orbret réfléchissait. Il réfléchissait même beaucoup, depuis son départ de Tsuicken. S'ils prenaient ce village, le premier rencontré depuis le passage de la frontière, il savait parfaitement quelle serait l'attitude d'Akhebo. Tous les habitants seraient massacrés, hommes, femmes et enfants, les huttes brûlées et les réserves pillées. Orbret n'avait aucune envie de voir se perpétrer de pareilles exactions.

Il serra les poings, déchiré entre sa fidélité aux ordres et ses convictions. Les paroles de Singu lui résonnaient aux oreilles. Le moine ne l'avait-il pas critiqué, lorsqu'il s'était montré inutilement cruel ? Il n'avait pas oublié.

Il regarda l'éclaireur. C'était précisément un des guerriers qui l'avaient accompagné depuis Matilan et qui s'étaient battus contre les pillards d'Ikjeddâ.

— Koro, dit-il, allez en avant jusqu'aux abords de cette bourgade et faites en sorte que les villageois vous voient.

Le soldat ne cacha pas son étonnement. Son chef poursuivit, cassant :

— Je me bats contre des hommes d'armes, pas contre des paysans ! Je ne veux ni souiller mon sabre, ni flétrir le blason de la maison Hazuka en égorgeant des gens incapables de se défendre ! Allez !

Koro salua et disparut dans la brume en talonnant son cheval. Orbret, lui, fit volter sa monture et remonta la route en direction du col où se trouvait encore le gros de la troupe. Ce n'était sans doute pas son rôle de se trouver ainsi isolé, lui, un officier commandant, mais il se souvenait des paroles de Zelmiane et préférait avoir l'œil à tout à la place d'Akhebo. Ce n'était d'ailleurs pas très difficile ! Le jeune seigneur ne s'éloignait guère de ses hommes, non par couardise mais parce qu'il voulait en imposer à chacun par sa pompe et sa morgue.

Orbret galopa une vingtaine de minutes avant d'arriver en vue de la prairie où les soldats avaient bivouaqué. Il passa devant les sentinelles et, sautant à terre, confia son cheval à un palefrenier. Puis il traversa le camp et se hâta vers la tente où Akhebo l'attendait, assis sur une chaise armoriée, ses poings gantés d'acier appuyés sur les jambières de son armure.

Akhebo faisait tout pour se donner l'allure d'un grand général. Il portait une cuirasse rutilante, et son casque était surmonté d'un impressionnant cimier. Mais avec ses traits juvéniles, Orbret lui trouvait plus l'allure d'un chef de guerre de contes pour enfants que d'un conquérant s'apprêtant à porter le fer et le feu en territoire ennemi.

— Alors ? aboya le jeune seigneur. Où se cachent ces pleutres ?

Orbret s'inclina devant son chef, déférent à souhait.

— Ils ne sont pas en vue, sire Akhebo. Les éclaireurs n'ont découvert qu'un village abandonné.

Akhebo se frappa la cuisse de son inévitable bâton de commandement.

— J'enrage ! s'exclama-t-il. Quand ces maudits se décideront-ils à m'affronter ?

— Seigneur, il est préférable qu'ils se dérobent encore.

— Préférable ! Que voulez-vous dire ?

— Sur ce terrain difficile, nos soldats auraient du mal à se déployer et à manœuvrer ; nous serions désavantagés en cas de bataille. Profitons de l'aubaine et avançons le plus possible. La vallée nous offrira l'occasion que nous attendons.

Akhebo baissa la tête, songeur. Orbret attendit. Ses deux années au service du clan lui avaient appris beaucoup de choses, notamment dans l'art de la guerre. Il avait énormément écouté, s'instruisant auprès des anciens sur l'art de la tactique et de la stratégie. Il n'apparaissait pas qu'il en eût été de même pour Akhebo, incapable d'analyser seul une situation ou d'établir un plan à long terme. Décidément, Zelmiane avait raison. Le clan était tombé en de piètres mains.

Enfin, le jeune noble se dressa. Il brandit son bâton de commandement et cria :

— En avant ! Forçons l'allure !

Orbret salua et courut vers son cheval. Il sauta en selle. Finalement, ce n'était pas une tâche insurmontable que d'amener Akhebo à faire ce qui était sage… À condition de lui laisser l'impression que c'était lui qui décidait !

 

La troupe dépassa le village – déserté – et s'enfonça dans la vallée. Deux jours durant, elle progressa à l'intérieur de la province de Mahoto Tom'Taï. Le vide s'était fait devant elle. Rares étaient les hameaux où les guerriers trouvaient plus que quelques vieillards abandonnés en raison de leur impotence ou de leur faiblesse. La colère d'Akhebo n'en était que plus grande, et les malheureux étaient impitoyablement crucifiés. Ni Orbret, ni aucun des autres officiers d'état-major n'osaient intervenir. Akhebo était pareil à une bête et n'aurait rien écouté.

Ces massacres gratuits emplissaient de tristesse et de colère l'âme d'Orbret Afeytah. Il se souvenait s'être montré pareil à Akhebo, et il avait honte. Il ne lui appartenait sans doute pas de changer le destin des hommes et le sort des batailles, mais il souhaitait avant tout conserver intacts son honneur et sa propre estime. Même si, pour cela, il devait trouver la mort. Si son destin le voulait…

Tout à coup, alors qu'il avançait à la tête d'un groupe de dix cavaliers, Orbret aperçut un homme qui galopait dans leur direction, sans chercher à se dissimuler. Il arborait sur le plastron de son armure le blason de Mahoto Tom'Taï.

— Ça y est ! gronda un des soldats. Les voilà !

— Tuons cet impudent ! s'écria un autre.

— Non ! (Orbret avait levé le bras.) Voyons ce qu'il veut. Il vient peut-être en parlementaire.

Ses compagnons retinrent leurs montures. Le guerrier ennemi n'était plus qu'à une portée de flèche quand il s'arrêta, dans un nuage de graviers soulevés par les sabots de son cheval.

— Je m'appelle Polteki ! cria-t-il. Lieutenant et vicomte Polteki, au service de sire Mahoto Tom'Taï, seigneur de cette contrée ! Je suis venu vous enjoindre de faire demi-tour et de retourner chez vous ! Je suis également chargé de vous défier ! Qui de vous aura le courage de se mesurer à mon sabre ? Je l'attends !

Les hommes d'Orbret grondèrent devant l'audace de cet impudent qui les défiait. Orbret lui-même fut tenté de dégainer et de se ruer sur ce Polteki. Mais son attention fut soudain attirée par une crête rocheuse et boisée qui les dominait. Il fronça les sourcils. Quelque chose scintillait là-haut…

Il me mit à rire.

— Vous nous prenez pour des imbéciles, Polteki, rétorqua-t-il. Nous avons autre chose à faire que nous livrer à de vains duels. Retirez-vous, ou je donne l'ordre à mes archers de vous transformer en porc-épic !

Ses compagnons le dévisagèrent avec stupeur. Polteki devint très rouge.

— Seriez-vous un lâche, que vous n'osiez me combattre ? cracha-t-il. Voilà qui ne serait pas surprenant de la part d'un Hazuka !

Pour toute réponse, Orbret fit signe à l'un de ses hommes, qui encocha une flèche sur son arc court de cavalerie. Polteki cracha une bordée d'injures mais fit demi-tour, repartant dans la direction d'où il était venu. Orbret fit face à ses cavaliers, qui le regardaient avec une évidente désapprobation.

— Si vous aviez levé la tête, leur dit-il sèchement, vous vous seriez aperçus que toute une troupe nous attend au-dessus de cette crête, là-bas. Sans doute des archers, prêts à nous massacrer sans prendre de risque !

Les soldats s'entre-regardèrent, stupéfaits. Orbret eut un sourire.

— Cette ruse de la part de l'ennemi ne dénote pas un grand courage de sa part.

— Mais, seigneur, êtes-vous certain…, commença quelqu'un.

— Il est contraire à l'usage de lancer des défis avant que les armées ne soient face à face. C'était un piège.

— Voilà une grande clairvoyance !

— Nous savons donc que l'adversaire est là, devant nous, et qu'il n'est sans doute pas aussi puissant que nous le pensions, puisqu'il a recours à des stratagèmes peu glorieux pour tenter de nous affaiblir. À nous d'en profiter. Rejoignons la troupe !

Les cavaliers rallièrent au grand galop les soldats qui marchaient à quelques minutes derrière eux. Sans descendre de cheval, Orbret fit son rapport à Akhebo. Le jeune seigneur poussa un grondement d'allégresse.

— Enfin, ces pleutres se manifestent ! Je vais les écraser !

Orbret approuva de la tête.

— Sans doute, seigneur. Mais n'oublions pas ces archers… Nous engager aveuglément sur la route au pied de ces collines équivaudrait à tomber dans le piège que nous tend Mahoto Tom'Taï.

Akhebo maîtrisait mal son impatience.

— Que suggérez-vous ?

— Donnez-moi trente cavaliers, et laissez-moi une heure pour contourner les collines et prendre les archers à revers.

Akhebo parut étonné. Orbret se portait volontaire pour un combat tout à fait accessoire, sans gloire mais dangereux. Un éclair passa dans les yeux du suzerain. Il approuva d'un mouvement de la tête.

— C'est entendu. Dans une heure, j'avance !

Orbret fit volter sa monture et cria ses ordres, la voix sonore. Puis, à la tête de ses hommes, il coupa à travers champs, s'éloignant de la route sur laquelle les fantassins se disposaient pour l'attaque.

À toute allure, le jeune guerrier galopa en direction d'un bois qui s'étendait en arrière des collines, décrivant volontairement un large détour. Il prenait un gros risque et le savait. S'il tombait sur un fort contingent d'infanterie ou, pire, de cavalerie, il serait anéanti avec ses trente hommes. Mais il faisait confiance à sa chance, et après tout, il était sûr d'avoir bien jugé des intentions de l'adversaire.

Il poussa néanmoins un soupir de soulagement quand sa troupe s'engouffra dans le sous-bois. Ils n'avaient pas été repérés.

— Pied à terre ! ordonna-t-il.

Les cavaliers descendirent de cheval. Orbret laissa les animaux à la garde de deux soldats, rassembla les autres autour de lui.

— Nous allons grimper la colline, expliqua-t-il. Il ne faudra pas faire le moindre bruit, car l'ennemi se trouvera au-dessus de nous et pourrait nous tuer sans même nous laisser approcher de ses positions. Notre sacrifice serait vain ! Mais si nous parvenons à le surprendre, alors nous aurons une bonne chance de l'emporter… Et maintenant, en avant !

Orbret se lança à l'assaut de l'éminence. La pente était raide mais couverte de buissons et d'arbustes, ce qui permit à la petite troupe d'arriver à proximité du sommet sans encombre. Alors, Orbret s'allongea dans l'herbe, transpirant à grosses gouttes. Une armure et un casque à couvre-nuque n'étaient pas la tenue la plus adéquate pour faire de l'escalade en plein soleil !

Il commanda à ses hommes de ne pas bouger et rampa jusque dans le lit d'un petit torrent. L'eau, glacée, lui fit du bien. Il avança encore sur les genoux et les mains, leva prudemment la tête, regarda devant lui.

Le sommet de la colline affectait la forme d'un plateau semé de rocs et de taillis. Orbret eut un frémissement. Il ne s'était pas trompé. À cent coudées de distance, des chevaux attendaient, entravés, gardés par une demi-douzaine de fantassins. Plus loin, vers la crête, il put voir les archers embusqués.

Avec mille précautions, il rejoignit ses compagnons.

— Je ne m'étais pas trompé, dit-il. L'ennemi est là ! Je veux nos cinq meilleurs archers !

Cinq soldats s'avancèrent en rampant.

— Cinq sentinelles gardent les montures. Vous devrez les abattre toutes les cinq en même temps, sans leur laisser le temps de donner l'alerte !

Les guerriers acquiescèrent et se coulèrent dans les buissons. Leur chef les suivit, domptant son excitation. Quoi qu'il en dise et même si, sincèrement, il croyait ne pas aimer la guerre, il sentait ses veines charrier du feu à l'instant du combat et de la mise à mort !

Les archers s'approchèrent à la bonne distance des sentinelles ennemies et s'agenouillèrent en prenant bien soin de rester dissimulés derrière un rideau de ronces. Ils bandèrent soigneusement leurs arcs, après s'être distribué leurs victimes. Puis au même instant, ils lâchèrent leurs traits. Leurs cibles s'effondrèrent sans un cri.

Orbret se retourna, leva le bras. Ses hommes avancèrent, collés au sol. Quand ils furent derrière lui, il dégaina son sabre.

— Aucun de ces guerriers ne doit survivre, déclara-t-il d'une voix sourde. Le sort de notre seigneur et de nos compagnons dépend de notre fougue et de notre détermination !

Il n'avait guère besoin d'exhorter ses compagnons. Il n'était que de voir la lueur qui brillait dans leurs yeux pour comprendre qu'ils ne feraient pas de quartier. Ils étaient dans leur élément, la guerre, et retrouvaient leur vieille compagne, la mort.

Orbret attendit quelques instants puis, se dressant brusquement, cria :

— Hazuka, en avant !

Une nouvelle volée de flèches siffla à travers les airs. Les archers qui scrutaient la route furent complètement surpris. Plus de vingt tombèrent, percés de traits. Les autres, abandonnant leurs arcs, se retournèrent en tirant leurs courts glaives de fantassins. Mais déjà, après avoir eux-mêmes abandonné leurs arcs et dégainé leurs sabres, les guerriers d'Orbret leur arrivaient sus, dans une ruée irrésistible.

Orbret se battit sans guère se préoccuper de la beauté de son escrime. Il n'était pas là pour exécuter de belles passes et parades mais pour tuer. Seules comptaient l'efficacité et la rapidité avec lesquelles l'ennemi serait vaincu. Le jeune homme sabra en moulinets meurtriers, se frayant un chemin sanglant au milieu des soldats adverses qui reculaient, terrorisés par ce géant dont l'arme brillait comme l'éclair d'un génie maléfique.

Les hommes d'Orbret frappaient avec la même implacable rigueur que leur chef. En règle générale, des archers n'étaient pas de très bons escrimeurs, et les glaives ne valaient pas les sabres. En quelques minutes, le combat fut terminé. Seuls les officiers ennemis avaient tenté de résister. En vain. Autour d'Orbret et des siens, il n'y avait plus que des cadavres et des blessés.

Sans qu'Orbret eût à ordonner quoi que ce soit, ses soldats dégainèrent leurs poignards et se penchèrent sur les blessés pour les achever. Serrant les dents, leur officier gagna le bord de la falaise.

Il put voir la troupe d'Akhebo qui approchait et, juste sous lui, déployée pour l'affronter, celle de Mahoto Tom'Taï.

Pendant un long instant, le jeune homme observa les deux forces. Comme il l'avait deviné, les guerriers de Mahoto Tom'Taï n'étaient pas aussi nombreux qu'on eût pu le redouter. Le gros de l'armée du seigneur était sans doute occupé ailleurs, et Mahoto n'avait pu envoyer qu'une partie de ses gens à la rencontre d'Akhebo. Pourtant, telle qu'elle se présentait, sa troupe n'en était pas moins redoutable. Elle devait se composer de trois cents fantassins et de deux cents cavaliers. Tout ce petit monde se disposait méthodiquement selon ce qui était, de toute évidence, un mouvement bien étudié.

— L'affaire sera chaude, marmonna un des lieutenants d'Orbret.

Celui-ci ne répondit pas. Il réfléchissait. La présence de son groupe sur la crête allait être un avantage pour Akhebo, mais cet avantage serait-il déterminant ? Quelle tactique adopter ?

Orbret avait l'opportunité d'abandonner sa position, maintenant qu'elle était nettoyée, de retourner avec ses guerriers là où ils avaient laissé leurs chevaux et d'attaquer l'ennemi de flanc, mais il était peu probable que cela suffise à lui faire lâcher pied. Ils n'étaient tout de même que trente. Dont cinq blessés. C'était peu…

Ils pourraient aussi rester sur place et décocher leurs flèches sur la troupe adverse, mais à cette distance, ce ne serait pas une action déterminante. Et puis, quand ils n'auraient plus de traits, il ne leur resterait plus qu'à descendre de la colline pour se battre à pied.

Les minutes passaient. Sous lui, à cinq cents coudées, Orbret vit tout à coup le chef de guerre de Mahoto Tom'Taï qui s'installait sur un fauteuil de commandement, son porte-étendard à côté de lui. Il hésita, tenté… Mais l'autre était trop loin pour qu'il espère l'atteindre d'une flèche.

Puis son œil fut attiré par un sentier raide et étroit qui descendait le flanc de la colline jusqu'à la plaine, en arrière des positions ennemies. Le jeune homme fronça les sourcils, une idée folle germant dans son esprit.

— Un cheval ! ordonna-t-il.

L'un de ses hommes lui amena un grand alezan qui piaffait nerveusement. Orbret jaugea du regard le magnifique étalon. Il sauta en selle, maîtrisa un écart de sa monture.

— Je vais attaquer le général ennemi, annonça-t-il.

Ses compagnons eurent un même mouvement de stupeur.

— Sans doute y laisserai-je la vie, reprit-il. Plaise aux dieux que le seigneur Akhebo attaque au bon moment. Quant à vous, vous viderez vos carquois et ceux des archers que nous avons tués. Ensuite, vous descendrez vous battre à pied et sacrifierez vos vies pour la plus grande gloire de notre clan !

Ce plan était complètement fou, Orbret s'en rendait très bien compte. Mais il pouvait donner un avantage décisif à Akhebo. Privé de son chef et assailli de plusieurs côté à la fois, il y avait des chances que l'adversaire perde pied.

Ses guerriers s'étaient inclinés devant lui avec un respect évident, presque de l'adoration.

Orbret éperonna sa monture.

 

Pendant les quelques minutes que dura sa course à flanc de colline, le jeune homme se demanda mille fois s'il arriverait en bas indemne, tant le sentier était dangereux. Mais l'alezan devait être habitué au terrain difficile, et il avait le sabot aussi sûr qu'une chèvre. Une fois sur la route, Orbret le retint. Il se trouvait dissimulé aux yeux des soldats de Mahoto Tom'Taï par un éboulis rocheux et pouvait voir l'étendard haut levé que l'aide de camp tenait rituellement au-dessus de la tête de son chef.

Il s'apprêta à charger. Mais à cet instant, un grand silence se fit. D'où il se tenait, Orbret vit que la troupe d'Akhebo s'était déployée. Un cavalier s'en était détaché, qui galopait en faisant tournoyer son sabre. À son armure et à son cimier, Orbret reconnut Lomera. Akhebo avait envoyé le vieil homme lancer le défi traditionnel, estimant sans doute qu'il n'aurait guère de chances en face d'un adversaire jeune et solide. Il ne lui avait pas pardonné ses observations publiques.

Orbret ressentit une bouffée de haine à l’encontre du fils de son seigneur. Mais en l'occurrence, ce qui était en train de se passer l'arrangeait ! Personne ne devait songer à regarder en arrière. Personne ne l'apercevrait avant qu'il n'attaque.

Lomera caracolait entre les deux armées, agitant son sabre. Orbret ne pouvait entendre ses paroles, à cette distance, mais il en devinait sans peine le sens. Le défi fut vite relevé, car un chevalier de Mahoto Tom'Taï s'avança, dégainant lui aussi. Orbret reconnut l'homme qui l'avait provoqué un peu plus tôt, et dont il avait oublié le nom.

Les deux cavaliers se précipitèrent l'un vers l'autre. Une grande clameur monta sur la plaine.

La passe d'armes fut très brève et, à la grande joie d'Orbret, ce fut Lomera qui l'emporta. Le vieux guerrier était redoutablement expérimenté. Au lieu de croiser sa lame avec celle de son adversaire, il s'effaça en arrière sur le dosseret de sa selle, accrocha de la pointe de son arme la jambe qui passait à sa portée et désarçonna son opposant. Puis il fit volter son cheval extrêmement court et, tandis que le noble démonté tentait de se relever, son sabre lui ayant échappé dans sa chute, il le frappa impitoyablement.

Une nouvelle clameur monta. Lomera fit cabrer sa monture, paradant sur le front des troupes. Mais déjà, des rangs de l'armée de Mahoto Tom'Taï, un second chevalier s'élançait…

Orbret ne s'attarda pas à contempler ce nouveau duel. L'attention de tous était accaparée par les combattants. Il dégaina et éperonna son cheval.

L'alezan démarra au grand galop. Tenant les rênes entre ses dents et son sabre à deux mains, se penchant légèrement de côté, Orbret dirigea sa bête droit sur le groupe des officiers de commandement. Il ne s'en trouvait plus qu'à cinquante pas quand l'aide de camp du général tourna la tête et le vit. Il poussa un cri d'alarme en lâchant son oriflamme, dégaina et courut à la rencontre de l'arrivant.

Il levait son arme quand Orbret le bouscula, frappant horizontalement ; un bras à demi tranché, il roula sur le côté.

Les lieutenants du chef de guerre s'étaient dressés. Ils semblèrent un instant paralysés par la stupeur. L'instant qui pouvait faire toute la différence entre la victoire et la défaite. L'instant où les dieux hésitent avant de choisir leur camp…

L'espace d'un éclair, Orbret et le général ennemi se toisèrent. Et le général sut qu'il allait mourir. Et Orbret sut qu'il allait tuer cet homme…

Celui-ci esquissa un mouvement. Ses officiers portèrent la main à leurs sabres, un fantassin leva sa lance… Orbret passa, et la pointe de sa lame s'enfonça dans la gorge du chef de guerre.

Emporté par l'élan furieux de sa monture, le jeune guerrier traversa le petit groupe des gardes, son sabre rouge tournoyant tranchant un poing qui levait une épée, fendant en deux une tête grimaçante, ouvrant un ventre malgré la cotte de mailles qui le couvrait. Tel un dieu de mort, Orbret, en quelques instants à peine, anéantit tout l'état-major de l'armée de Mahoto Tom'taï. Certains, relatant ses exploits au cours des ans, prétendirent d'ailleurs qu'à cette heure, il n'était plus homme mais démon…

Homme ou démon, par son intervention, il avait bouleversé tous les prémices de la bataille. Aucun des hommes de Mahoto Tom'taï ne pouvait s'attendre à cette attaque solitaire et audacieuse, si éloignée des tactiques traditionnelles. Les rangs des fantassins ondulèrent et se défirent, chacun se demandant à qui il avait affaire, si ce cavalier apparemment invincible était seul ou si une seconde armée n'arrivait pas sur ses talons, pour prendre au piège les gens du sire Mahoto.

Isolé au milieu des soldats, de leurs glaives et de leurs hallebardes, Orbret pensait qu'il serait vite jeté à terre et percé de coups. Les hommes de pied ne s'embarrassaient pas des rites qui accompagnaient les combats entre nobles. Ils n'hésitaient jamais à s'y mettre à plusieurs pour désarçonner un chevalier et l'égorger. Mais avant que son destin ne s'accomplisse, Orbret voulait achever de semer la confusion dans les troupes ennemies. Aussi, loin de reculer et de tenter de se dégager, il talonna l'alezan et avança, frappant tout autour de lui tel un possédé, hurlant tel un génie maléfique.

Et ce fut ce qui le sauva. Car il entendit un appel et vit le vieux Lomera, chargeant vers lui. Les fantassins qui le menaçaient et s'apprêtaient à le frapper s'égaillèrent, puis une nuée de flèches s'abattit sur eux, semant un peu plus de désordre encore dans leurs rangs, les faisant refluer.

Orbret fendit cette foule, écartant de la pointe de son sabre le fer d'une hallebarde qui le menaçait d'un peu trop près. Il entrevit un cavalier devant lui, le jeta à terre d'un coup assené au niveau de la taille. Il se retrouva à côté de Lomera.

Les deux hommes haletaient, également éclaboussés de sang. Ils ne prononcèrent pas une parole mais échangèrent un regard. Et dans ce regard, l'aîné et le cadet s'en dirent plus qu'à travers mille discours.

À l'instant, une rumeur leur fit tourner la tête.

Akhebo chargeait, à la tête de ses cavaliers, et les fantassins suivaient, lances, épées ou masses d'armes dressées…

 

Pendant une bonne heure, la bataille fit rage sans que l'une ou l'autre des deux armées tente de manœuvrer. La tactique se réduisait à une multitude de duels aussi féroces que désordonnés, où chaque guerrier cherchait à moissonner le plus de têtes possibles pour sa propre gloire et ses futures richesses.

Orbret Afeytah réalisait mal qu'il était encore en vie. Il avait réussi l'impossible exploit de décapiter au sens propre comme au sens figuré l'état-major ennemi, permettant ainsi à Akhebo d'attaquer dans les meilleures conditions. La victoire était désormais à portée de la main, cette victoire qu'il n'avait pas espérée un seul instant depuis qu'ils avaient quitté Tsuicken. Ses camarades de combat, officiers et soldats, devaient avoir le même sentiment, car, progressivement, ils enfoncèrent les troupes de Mahoto Tom'taï, les repoussant vers le pied de la falaise. Cela permit aux compagnons d'Orbret, restés sur place, de leur décocher trait sur trait avec une meurtrière précision, jusqu'à ce que leurs carquois fussent vides. Posant alors leurs arcs, ils dégainèrent leurs sabres et, dévalant la pente, se joignirent à la mêlée.

Leur intervention fut décisive. Sans chefs pour les commander, assaillis sur leurs arrières par une troupe fraîche quoique peu nombreuse – et dans l'état d'affolement où ils se trouvaient, trente hommes devenaient vite pour eux trois cents –, les soldats de Mahoto Tom'taï lâchèrent brusquement pied et se débandèrent. Si les fantassins tentèrent sans vergogne de fuir et de sauver leur vie, nombre de cavaliers, par contre, choisirent de se jeter sur les sabres et les hallebardes de leurs ennemis pour ne pas encourir la honte de la défaite.

En quelques instants, tout fut terminé. Les hommes d'Akhebo, épuisés, morts de soif, se retrouvèrent sans adversaires. Des dizaines de corps gisaient sur le sol. Un silence irréel fit suite au fracas et aux vociférations, seulement troublé par les gémissements de ceux qui agonisaient et demandaient comme une grâce qu'on les achevât.

Orbret descendit de cheval. L'alezan souffrait d'une blessure au garrot et sa robe était recouverte d'écume.

Le jeune homme le flatta du plat de la main. Il n'avait jamais connu si bon cheval depuis que Lodhi-Nam l'avait initié à l'art de l'équitation. Il veillerait à ce que l'animal soit correctement pansé et sa blessure soignée. Il ne voulait rien ramener de sa campagne, nulle prise de guerre, hormis cet animal. Ce serait désormais sa monture de bataille.

Orbret appela un palefrenier, qui portait en bandoulière les langues coupées des hommes qu'il avait occis, et lui donna ses instructions. Puis il regarda tout autour de lui, et son visage se crispa dans une expression de douleur hébétée. L'excitation qui l'avait soutenu, le portant jusqu'au sacrifice ultime, disparaissait. Il ruisselait de sueur sous son armure, et ses bras étaient engourdis d'avoir frappé encore et encore.

— Capitaine Lomera ! appela-t-il très fort.

Il avait été séparé du vieux guerrier après que le gros de l'armée d'Akhebo avait chargé. Il redoutait qu'il eût été tué.

— Capitaine Lomera ?

— Je suis là !

Soulagé, Orbret fendit les groupes de soldats qui s'occupaient à dépouiller les cadavres et trancher la gorge des blessés. Il rejoignit Lomera. En compagnie de plusieurs officiers, le vieil homme assistait un des chevaliers de Mahoto Tom'taï, blessé, qui s'apprêtait à se suicider rituellement. Le noble vit arriver le jeune homme et le salua.

— Je vous reconnais, dit-il. Vous êtes celui qui a tué notre chef le général Nita Tom'taï, le frère de sire Mahoto. Un bel exploit, en vérité. Je vous félicite pour votre audace.

Orbret cilla d'étonnement. Les regards de ses compagnons se firent admiratifs, un peu jaloux.

— Je vous remercie, monsieur, répondit-il. J'ai eu de la chance.

— Peut-être… Mais je vous souhaite une gloire méritée et durable… Pour moi, il est temps de rejoindre mes ancêtres. Je préfère la mort au déshonneur d'être emmené captif à Teraga.

Impassible, Orbret assista au suicide du guerrier. Puis il se tourna vers Lomera. Il allait lui dire qu'il trouvait tant de morts bien vaines quand un cri monta, strident :

— Venez vite ! Le seigneur Akhebo est blessé !

Orbret réalisa qu'il ne s'était absolument pas préoccupé du sort de son chef, après la bataille. Il l'avait même complètement oublié, ne songeant pas qu'il eût pu être tué ou blessé ! Suivi par Lomera et les autres gradés, il se mit à courir vers plusieurs soldats qui, piaillants et gesticulants, entouraient un cheval abattu et la forme allongée de son cavalier.

Orbret reconnut la resplendissante armure d'Akhebo et un remords l'assaillit. Il ne se conduisait pas en bon vassal. Il devait demeurer fidèle à son jeune seigneur, dévoué, et ne pas agir en fonction de son caractère individualiste et de son indiscipline. Une fois de plus, il avait oublié son devoir.

Akhebo avait les yeux ouverts, mais il respirait difficilement. Son teint était cireux. Il crispait sa main sur son flanc droit.

— Seigneur, montrez-moi votre blessure, dit Orbret.

Akhebo ne réagit pas. Doucement mais fermement, l'arrivant lui saisit la main et l'écarta de l'armure. Il grimaça. Akhebo avait reçu un coup de lance ou de hallebarde qui avait percé le métal, déchiré le sous-vêtement rembourré et ouvert une plaie profonde d'où le sang coulait abondamment.

— Le seigneur Akhebo est gravement touché ! cria Orbret. Un médecin, des linges ! Vite !

Délicatement, il retira son casque à Akhebo. Le jeune noble était baigné de transpiration, ses cheveux collés sous son bandeau. Orbret tenta de l'essuyer. Akhebo repoussa et gémit :

— Sommes-nous… vainqueurs ?

Orbret pensa qu'il avait dû perdre connaissance. C'était heureux ! Les soldats adverses l'avaient cru mort et, pressés comme ils l'étaient, aucun n'avait songé à s'attarder pour lui couper la gorge !

— L'ennemi est en fuite, seigneur, répondit Orbret en tamponnant le sang qui coulait. Le général qui le commandait est mort.

— C'était le propre frère de Mahoto Tom'taï, précisa Lomera. Orbret Afeytah l'a tué.

— J'ai… vu ! (Il sembla à Orbret que le regard d'Akhebo était presque féroce.) Vous… vous êtes couvert de gloire… Orbret Afeytah. Les dieux vous ont… favorisé !

— Ils ont favorisé notre clan, seigneur ! Ne vous agitez pas. Votre blessure est grave.

Akhebo poussa un grondement de colère et de douleur.

— Ce… n'est qu'une… égratignure ! Je veux… poursuivre ces chiens… et les anéantir !

Stupéfait, Orbret dévisagea son maître. Akhebo fit un effort pour se redresser, mais retomba en se mordant les lèvres de souffrance. À cet instant, le médecin arriva. Le blessé le repoussa d'un geste violent.

— En avant…, geignit-il.

— Seigneur, il est hors de question de poursuivre l'ennemi, intervint Lomera.

— Chevaucher vous tuerait ! renchérit Orbret. Nous avons vengé l'affront fait à notre clan. Que demander de plus ? Faisons demi-tour, et rentrons à Tsuicken où vous vous soignerez…

— Non ! (Akhebo haletait. Il frappa la terre du poing.) Cette bataille… c'est votre gloire, Orbret Afeytah ! Pas la mienne ! Je veux… je veux…Il ne put achever sa phrase. Le visage subitement durci, Orbret se releva et le regarda, allongé à ses pieds dans sa superbe armure ensanglantée.

— Nous devons retourner ! dit-il sèchement. Nul ne sait si le seigneur Wiolan survivra. S'il meurt et que vous mouriez aussi, que deviendra notre clan ? Les rebelles se saisiront de la province de Teraga sans même avoir à combattre ! Vous devez vivre, seigneur Akhebo ! Nous allons faire demi-tour !

— Je vous l'interdis !

Orbret et Akhebo se mesurèrent du regard pendant de longues secondes. Les autres guerriers les observaient, silencieux, conscients de l'extrême gravité de cet instant. Un vassal osant tenir tête à son seigneur, même dans l'intérêt du clan, c'était tout simplement inconcevable.

— Vous… voulez me voler ma… victoire ! gronda Akhebo. Je vous ordonne…

Il râla et sa tête retomba. Le médecin se pencha sur lui, l'ausculta rapidement.

— Il a perdu connaissance.

Levant les yeux, l'homme de l'art jeta à Orbret un coup d'œil indécis. Tous les officiers considéraient pareillement leur jeune chef. Orbret était statufié, les poings crispés. Ce qu'il allait faire, il le savait, serait très lourd de conséquence…

— Je prends le commandement de l'armée, annonça-t-il d'une voix sonore. J'ordonne que nous fassions demi-tour ! Nous rentrons à Tsuicken !

Des murmures approbateurs lui confirmèrent le bien-fondé de sa décision. Il n'en éprouva aucun réconfort. Il savait qu'il venait de se faire le plus mortel des ennemis…